Esquisse & Just Married

Présentation du personnage:

Il s'était isolé pour retrouver l'atmosphère de son premier livre. La chambre vieille et sombre, éclairée uniquement par une antique lampe à incandescence lui renvoyait dans le miroir l’image du masque oni qu’il portait, symbole des chasseurs de démons de cet univers fictionnel qu'il avait créé.

Qu’est-ce qui pouvait pousser un homme à abandonner son humanité ? Il avait besoin de l’expérimenter, de simuler le genre d’échec qui le briserait, pour mieux le retranscrire.  

Son plus grand désir était aussi sa plus grande crainte : des sentiments non partagés, la détresse émotionnelle. Il s’abandonna à ce scénario. L’image d’une femme aux traits fins et au regard dur remplaça son reflet dans la glace. Il avait l’impression de la connaître, de l’avoir toujours connue, mais ce n’était qu'un exercice d’écriture.  

“Je t’interdis de renier mon existence,” hurla la femme, le visage déformé par la colère.  

Yasuke recula d’un pas, confus.  

“Qu’est-ce que...”  

Desta, il était convaincu que c’était son nom, tendit une main qui quitta le plan du miroir pour lui toucher la joue et lui retirer le masque. Le contact semblait si réel.  

“Alors tu m’as vraiment oubliée Yasu, tu m’avais pourtant promis de toujours te rappeler.”  

Des souvenirs qu’il ne se rappelait pas avoir oubliés lui revinrent en vagues agressives et insistantes. Comment avait-il pu la trahir ? Non, tout ceci n’était pas réel. Il était au Japon, dans une maison sur l’île...  

“Renie-moi une troisième fois et tu me perdras à jamais.”  

Bien qu’il ait publié un recueil de contes folkloriques faisant appel au surnaturel, il n’y avait jamais cru. Pourquoi la menace faisait-elle autant d’effet ? Il craignait vraiment qu’elle s’en aille. Il se perdit dans le moment, abandonnant toute notion de logique.  

“Desta... non, elle n’a jamais existé. Qui es-tu ?”  

“Je suis ce que tu as toujours désiré, ce à quoi tu as toujours hésité à renoncer.”

Non, il espérait une émotion, une expérience, pas une personne.

Le miroir se brisa, laissant échapper une créature ténébreuse couverte de constellations. Astra, c’était son nouveau nom. Non, il entendait des échos fantomatiques lui chuchoter plutôt Carmen. Combien de personnalités s’étaient incarnées en cette entité ?

La rage n’avait pas disparu de son visage, il s’y mêlait maintenant un soupçon de mépris. Elle semblait l’avoir oublié ; il l’avait trahie en premier, il ne pouvait rien lui reprocher. La douleur n’en resta pas moins vive.

“Ne m’abandonne pas,” chuchota-t-il pathétique.

L’instant d’après, elle n’était plus là. Il la poursuivit à l’extérieur, avalant plusieurs mètres au pas de course avant de la trouver en plein cœur de l’île, là où il y avait de l’activité.

“Toi !” hurla-t-elle en envoyant un projectile obscur vers la poitrine de Nanase, la jeune boutiquière. “Et toi !”

Sa nouvelle cible fut Goro, le concierge. Les deux, saisis par une force qui les dépassait, abandonnèrent leurs tâches pour se jeter dans les bras l’un de l’autre. L’air se remplit d’effluves et d'appendices ténébreux. L’absurdité de la scène ne semblait troubler personne à part Kenzo, le copropriétaire de la boutique. Il luttait contre les tentacules qui le retenaient pour rejoindre Nanase.

“Non, toi tu vas avec elle !”

La créature souriait maintenant, satisfaite de son œuvre. Le regard de Kenzo se fit vide avant de retrouver tout son éclat quand il se porta sur Mokoto, une cliente.

Astra pensait unir, mais elle détruisait des foyers, elle ignorait tout des conventions sociales. Il avait envie de l’arrêter. Il avait envie... Elle était maintenant derrière lui, flottante, l’enserrant dans une étreinte. Elle lui murmura :

“Aide-moi. Corrigeons ensemble cette farce.”

Une certitude diffuse le gagna. Il voyait maintenant les fils rouges, les liens entre les individus. Elle lui avait donné le pouvoir d’agir sur eux, de corriger les erreurs de l’Incontestable.

S’il pouvait remonter le temps avec ce pouvoir, aiderait-il son père à choisir Rin au lieu de sa mère ? Non, cela nierait son existence et il était trop égoïste. Égoïste ! Tout son être se cristallisa sur ce mot. Il n’avait jamais été altruiste, n’est-ce pas ? Chaque fois qu’il avait aidé, il l’avait fait pour son réconfort personnel, chaque remerciement boostant un peu plus son ego. 

Une voiture dérapa avant de s’arrêter en trombe sur le parking. Il vit une mère abandonner son enfant sur le siège passager pour rejoindre, un sourire béat sur les lèvres, une amie qu’elle pensait avoir perdue. Le pouvoir d’Astra leur fit réaliser qu’elles étaient bien plus que des amies l’une pour l’autre. 

“Elle ne fait rien de mal,” se répéta-t-il. 

Les pleurs du bébé dans la voiture dénoncèrent son hypocrisie. Il ne pouvait ignorer le chaos autour de lui. Ils explosaient les baies vitrées au lieu de prendre la porte. Un fonctionnaire à vélo se mangeait le goudron, avant de se relever comme si de rien n’était. Ignorant le sang sur ses joues, il avançait tel un zombie vers le restaurant à proximité. Il n’avait discuté qu’une seule fois avec le chef, mais ne l’avait jamais oublié. 

“Elle ne fait rien de bien,” essaya-t-il de se convaincre. 

Mais le sort de personnes qu’il connaissait à peine ou pas du tout ne l’inquiétait guère. Elle seule comptait. 

“Ensemble,” susurra-t-elle. 

Il crut voir apparaître un être éthéré, voulant le retenir. Son imagination lui jouait-elle des tours, un test d’Astra ? Non, il le promettait à nouveau, plus jamais il ne l’abandonnerait. 

Il tendit la main et une brume sombre s’en échappa pour engloutir les policiers venus aider. Ils en oublièrent leur fonction, l’esprit maintenant dirigé vers un unique objectif. L’un d’entre eux se dirigea vers le port. Il ne s’arrêterait devant rien. S’il le fallait, il nagerait jusqu’à Okinawa pour retrouver Jun. 

“Ensemble,” confirma-t-il. “Pour toujours.”

Dès qu’il fit la promesse, il vit un fil rouge sortir de sa poitrine. En se retournant, il remarqua que sa course s’achevait dans le buste d’Astra. Leur satisfaction fut néanmoins de courte durée. L’être vaporeux qu’il avait remarqué plus tôt était toujours là. Il avait maintenant largement gagné en substance ; il était là avec eux. Ce n’était donc pas une vision ou une épreuve.

Elle le voyait aussi. Elle pencha la tête sur le côté, essayant de le reconnaître. Le regard de Yasuke alternait de l’un à l’autre. Il sentait qu’il était important. Un cordon écarlate s’échappa du corps laiteux du nouveau venu. Le fil resta suspendu quelques secondes, hésitant, donnant l’impression d’humer l’air, de rechercher une direction. Il sembla trouver ce qu’il cherchait en la personne d’Astra et fusa dans sa direction.

Dès qu’il atteignit son objectif, Yasuke se sentit envahi de nouvelles informations qu’il essaya de décrypter à l’aide de son récent pouvoir. Son nom était Nil. Sa culpabilité était aussi grande que la sienne ; lui aussi avait trahi et abandonné Astra.

Sa première réaction fut de l‘attaquer, le chasser parce qu’il ne voulait pas qu’il la vole, mais son instinct le retint. Il avait besoin de comprendre. D’où se connaissaient-ils ? Quand, comment, pourquoi ? Que faisait-il ici ?

Il s’adressa donc directement à Nil.

“Qui es-tu ?”

Il ne demandait pas son nom qu’il savait déjà. La question était la synthèse de toutes ses interrogations. Il vint se placer entre la créature et l’étranger. À sa réponse, il saurait s’il était un ennemi ou non. Il ne laisserait personne blesser à nouveau Astra, plus jamais.

Et alors, il le comprit. Il ne connaissait pas toute l’histoire, mais il le connaissait lui. Nul besoin de connaître les formules physiques pour appréhender la gravité. Il était là, mais risquait de disparaître l’instant d’après.

Il était lui, mais il était aussi ce que lui retournait le regard des autres, celui de Carmen. Desta n’existait pas, lui avait-il communiqué, il commençait à comprendre. Un cri de rage explosa sous son crâne et il se retrouva à genoux, haletant.

“Je t’avais averti de ce qui arriverait si tu me reniais encore,” hurla-t-elle. “Adieu.”

Mais il lutta, elle lui avait offert son pouvoir, ce n’était pas un prêt mais un don, un signe d’...

“Attends,” parvint-il à souffler, toujours luttant contre la douleur.

Des lignes se détachèrent de sa main tendue, ectoplasme de couleur noire, pour s’accrocher à elle, l’empêchant de s’enfuir. Le fil rouge liant leurs deux poitrines vibrait d’un rouge agressif. Il se rapprocha d’elle, un pas à la fois, toujours à genoux.

Qui décidait de ce qui était réel ou non, de ce qui comptait ou pas ? C’était son métier, donner vie à ce qui n’en possédait pas, immortaliser le fugace. Il avait commencé en voulant raconter une histoire de lutte contre les démons, il allait en ajouter un au panthéon des primordiaux. Son regard se porta sur Nil. Non, deux, il n’allait oublier aucun des deux.

Il essaya de se relever. Un genou toujours au sol, il put se redresser afin de croiser les yeux de la créature. Il força un sourire et un stylo se manifesta dans sa main tendue, en offrande.

“Carmen, Desta, Astra,” elle était tout cela et bien plus encore. “Veux-tu bien devenir ma démone personnelle ?”

Il attira vers lui le fil qui la liait à l’étranger qui n’en était plus un.

“Aide-moi avant que je ne t’oublie.”

S’il arrivait à les incarner dans son univers, même s’il ne se rappelait plus, il graverait une partie d’eux dans la mémoire de ses lecteurs.