WOAAAAAAH. Ouf. Je n’ai pas pu le retenir, celui-là. Après deux bâillements étouffés, le troisième s’échappe, dans une discrétion quasiment proche du néant. Je croise un regard offusqué d’un client, auquel je réponds d’un sourire aimable. Il tourne le regard, s’éloigne et retourne à ses courses, pendant que je remplis le rayon biscuits. Rhaaa… La fin de la semaine, c’est épuisant. Et je n’aime pas beaucoup travailler sous les regards de certaines personnes. Mais bon, si je veux payer ma psychothérapie, si je veux continuer à aider les Guillot le temps qu’ils m’hébergent, si je veux m’acheter du matériel de dessin… J’ai pas le choix. C’est tout ce que j’ai trouvé. Un petit CDI de remplacement, le temps que la personne qui travaillait normalement dans ce rayon finisse de se soigner.

À neuf heures pétantes, je retourne chercher mes affaires, dans mon casier, avant de m’éclipser. Pas comme un ninja, non, j’ai salué tout le monde. Et après, je suis parti. J’étouffe un nouveau bâillement. Je n’ai jamais travaillé en me levant tous les jours, samedi compris, à quatre heures du matin, de souvenirs. Enfin, si l’on peut parler de souvenirs, évidemment. Je pense que je finirai par m’habituer, mais en attendant, c’est fatigant. Bref.

Je marche dans les rues, songeant à des gaufres. Je ne sais pas s’il en reste encore, mais j’espère. J’espère aussi qu’ils ne seront pas tous partis au boulot, j’aime bien discuter un peu. Enfin on verra bien. D’ailleurs, il faudra que je passe au Fusain cet après-midi. Je n’ai bientôt plus de crayons noirs, je les use trop vite. Je soupire. Bon sang, je crois que je dessine trop. Mais c’est le seul moyen que j’ai de décompresser. J’aime beaucoup dessiner des personnages. Il y a ce jeune garçon avec sa mèche rouge et ses cheveux blancs, que j’aime beaucoup. Je lui ai créé une petite sœur aussi. Je n’arrive pas à leur trouver un nom qui me plaît. Mais bon, j’aime beaucoup les dessiner, ils m’apaisent.

Et alors que je pensais à tout cela, des cris me sortent de ma tête. Enfin, pas des cris au sens propre. Disons que des gens qui se crient dessus sont techniquement des cris, mais pas comme on l’entend généralement. Bref. Les jeunes parlent fort et… mal. Je m’avance inconsciemment vers eux, sans qu’ils me remarquent. Après avoir insulté un gamin de merdeux, l’un des deux types lui jette son poing au visage et le blondinet ne l’évite pas. Il se refait insulter, avant de commencer à se défendre. Mais il est clairement en infériorité numérique. J’arrive alors que le type qui vient de tomber se redresse. Juste à temps pour arrêter son poing d’un mouvement agile, m’interposant entre lui et le gamin. J’utilise sa vitesse et sa force pour le dégager, et il manque de se casser la gueule un peu plus loin.

« Bon, dégagez maintenant. Je pense que ça nous arrangerait tous. »

Mais bien sûr que non. Ben non, forcément, ils devaient rester agressifs. Le gamin se relève alors que l’un des deux types, après avoir balbutié une menace inintelligible, se rejette dans le plat. Je soupire, déçu, mais les poings serrés. Je ne me souviens pas comment j’ai appris à me battre, mais je crois que c’est resté suffisamment naturel pour rester ensuite, comme faire du vélo. J’esquive son poing, en profite pour lui envoyer le mien dans le ventre. Je n’ai pour autant guère le temps de surveiller le second type, puisque je tente d’attraper le bras de l’autre afin de lui retourner dans le dos.

Un mouvement du coin de l’œil m’informe que le gamin s’est jeté sur le second type. Je retourne complètement le premier qui se courbe pour ne pas risquer de péter son bras. J’aurais pu ponctuer ça d’une menace pour le faire dégager, mais le coup de pied du blondinet, adressé à son « pote », semble bien lui faire comprendre. Le nez pissant le sang, le type se redresse avant de s’enfuir à toute allure. Quant à moi, après avoir lâché mon gars, je lui file un coup de pied dans le dos pour lui intimer de partir.

Et, étrangement ou non, il ne semble pas vouloir faire de caprice, puisqu’il détale comme un lapin, poursuivant son acolyte. Je ricane en levant les yeux au ciel. Ben voyons. C’est si facile de chercher des poux et de ne pas les assumer. C’est amusant, et légèrement déprimant, comme cette sensation me semble si… familière. Ce n’est pas comme si je me suis beaucoup battu, depuis que j’ai perdu la mémoire, mais pourtant… Enfin bref.

Le jeune homme que j’ai aidé soupire et se tourne vers moi, me souriant d’un air fatigué. Je lui souris également, avant de défaire le nœud dans mes cheveux. Et alors que le gamin me remercie, je refais ma queue de cheval. Il se présente avant de me demander mon nom et de m’inviter quelque part pour me remercier. Je lui souris une nouvelle fois d’un air amusé. Je ne voudrais pas donner l’impression de voler l’argent de poche d’un gamin. Quoique… Il a peut-être l’âge de travailler, qu’en sais-je ?

« C’est naturel Ethan. J’avais le sentiment de devoir faire ça, ahah ! Tu peux m’appeler Ame. Concernant le “quelque part”, je t’avoue que je connais mal ce coin de Paris, mais je ne suis pas trop chiant, alors je te suis ! »

Enfin je crois. J’aime les diabolos menthe, mais c’est peut-être parce que je n’ai pas touché à une goutte d’alcool depuis que je suis là. Sans doute parce que les Guillot n’en boivent que quand les enfants ne sont pas là, et qu’ils sont quasiment toujours fourrés dans leurs pattes. Enfin bref, on doit pouvoir trouver des sodas partout !

« Mais dis-moi, Ethan… Qu’as-tu fait pour t’attirer les foudres de ces deux grands abrutis, ahah ? »

J’ai quand même le droit de savoir, histoire d’être au courant, si un gang bizarre me recherche pour avoir envoyé valser l’un de leurs copains.

Lorsqu’Ethan me fait signe de le suivre, avec un grand sourire, je m’exécute. Après tout, c’est moi qui lui ai dit qu’il pouvait choisir l’endroit, alors je ne vois pas pourquoi je devrais chipoter. Il me révèle l’endroit où il m’emmène, quelque part où l’on peut trouver des… Comment il a dit déjà ? Des taiyakis ? Je crois que c’était ça oui. Je secoue la tête. C’est étrange parce que, même si je n’ai aucun souvenir de ce que c’est, du goût que ça a, ni de son apparence, le nom m’est étrangement familier. Sûrement que je devais aimer ça, ou au moins connaître, dans mon ancienne vie.

« Pour être honnête, je ne me souviens pas du goût que ça a. Donc je serai ravi de goûter ! »

Peut-être que, avec un peu de chance, ça me rappellera des choses. Qui sait, après tout ? L’espoir fait vivre, il paraît. Enfin… Sauf quand ce même espoir est trop lourd à porter et qu’il est vain… Un air sombre passe rapidement sur mon visage, mais un coup de vent me ramène à moi. Je continue à suivre le garçon aux cheveux blonds vers l’endroit dont il parle, avant de lui demander pourquoi ces deux types l’ont agressé. Il hausse les épaules et je m’attends à une réponse du genre « je ne sais pas » ou « parce qu’ils sont idiots ». Mais non. Il m’avoue leur être rentré dedans après ne pas avoir regardé où il se rendait, avant de terminer en disant qu’avoir le sang chaud ne donne pas forcément le courage qui va avec. Je ris joyeusement. En effet, niveau courage, ils n’étaient pas très grands.

« L’un n’est pas toujours servi avec l’autre ! »

Le gamin me montre alors une boutique un peu plus loin, ponctuant sa découverte d’un « on y est ! » joyeux. J’opine du chef avec un sourire, avant d’entrer, comme il me l’indique. Oh. C’est charmant ici. L’endroit est accueillant et les affiches de ce qui est servi donnent envie. J’aurai presque envie de goûter de tout ! Mais comme ce n’est pas moi qui paye, je vais me contenter de prendre ce dont on avait parlé. Et après avoir passé commande, nous nous retrouvons assis à l’une des tables du café.

« C’est sympa comme endroit, je crois que je reviendrai ! Ils ont des goûts de milkshakes qu’on ne trouve pas ailleurs. En tout cas, j’ai hâte de gouter les ta-… Tata-… Les taiyaki ! Ahah pardon, je n’ai pas l’habitude. »

Je ricane un peu, l’air gêné. Je n’arrive même pas à me rappeler d’un nom prononcé y a pas si longtemps… Finalement, c’est même à se demander si la mémoire, ça fait pas bien longtemps que je l’ai perdue. Mais plutôt que de penser à des choses qui fâchent, je préfère changer de sujet.

« Ça fait longtemps que tu connais l’endroit et que tu viens ici, quand tu remercies des gens qui t’ont aidé ? Ou c’est juste pour ceux qui ont l’air d’avoir des origines japonaises ? »

Je souris, d'un air amusé. C'est vrai, c'est possible que ce soit que pour cette raison, ahah.

Lorsque je plaisante en demandant s’il m’a fait venir ici à cause de mes origines, le blondinet écarquille les yeux, ce qui me fait d’autant plus sourire. Je ne sais pas s’il a cru que c’était un reproche déguisé, ou quoique ce soit d’autre, mais j’avoue que sa réaction me fait rire doucement. Il m’explique ensuite les véritables raisons, à savoir : l’endroit était proche et il adore les taiyakis. Je ne m’arrête pas de sourire, préférant préciser :

« Je plaisantais. Et quand bien même ç’aurait été vrai, ça ne m’aurait pas dérangé ! »

Puis Ethan me demande si cela fait longtemps que je n’ai pas mangé de taiyakis, puisque je lui avais dit que je ne me souvenais pas du goût. Cette réflexion me tire un ricanement gêné. Je ne parle pas souvent de mon amnésie, puisque beaucoup de gens réagissent de manière… Disons disproportionnée. Oui bien sûr que je veux retrouver la mémoire, cette famille à qui je dois manquer, ce frère ou cette sœur qui m’attend… Mais… disons que, lorsque les gens commencent à me plaindre, quand certains demandent des détails ou je ne sais quoi encore, ça me rend encore plus mal que sans leurs commentaires. Et je ne leur en veux pas spécialement, mais… enfin bref. Je me décide à répondre à Ethan, qui doit commencer à se demander à quoi je pense.

« Disons que je ne me souviens pas d’une grande partie de ma vie. Donc j’ai sûrement dû en manger, mais… impossible de m’en rappeler. Pas plus que du goût d’ailleurs. Mais bon, il n’y a pas mort d’homme, comme je vais les goûter aujourd’hui ! »

Je jette un œil vers le comptoir, où j’espère voir notre commande arriver. Mais comme il y a plusieurs autres gens n’étant pas servis, j’avoue ne pas savoir. Enfin, quelqu’un va sûrement arriver avec notre plateau. Je me retourne vers le blondinet, avant de demander :

« C’est sucré ou salé ? »

J’imagine que je saurai vite, mais j’ai envie de savoir, pour voir à quoi m’attendre. Enfin, je ne le prendrai pas mal s’il refuse de me le dire pour me laisser la surprise, bien sûr ! Mais j’avoue vouloir aussi un peu changer de sujet.

Lorsque j’explique à Ethan ma perte de mémoire, celui-ci me répond d’un « ah » visiblement gêné. Ah oui, c’est vrai. Il y a ceux qui se mettent à plaindre l’amnésique, les gênés, et les trop rentre-dedans. Enfin, le premier et le dernier cas me dérangent parce que je n’ai pas forcément envie de rentrer dans les détails ou d’être plaint, mais le problème du second cas, c’est que souvent, ils n’osent plus parler après et sont convaincus d’avoir fait une bêtise. Enfin, ils sont quand même les moins embêtants, même si je dois souvent les rassurer.

« T’en fais pas, c’est pas grave et tu pouvais pas savoir. Sois pas gêné pour si peu ! »

Malgré tout, je décide de changer de sujet, ce qui semble le rassurer davantage. Il semblerait donc qu’il appartienne en effet aux gens qui ne savent plus quoi dire, par peur d’avoir dit une bêtise. Enfin, je peux le comprendre, puisque j’ai dû sembler gêné et que j’ai mis un peu de temps avant de lui expliquer. Mais bon ! J’écoute ses explications concernant les taiyakis et leur pâte de haricot, ainsi que leurs goûts différents. Je voudrais tous les goûter ! Enfin… On verra une autre fois pour ça.

« Je vois ! J'ai hâte de pouvoir en manger alors. J'espère qu'ils vont vite arriver. »

Finalement, il ose changer de sujet, ce qui me fait sourire. Bien, j’avais peur de lui avoir définitivement fait perdre la parole. Il me demande ce que je fais dans la vie, constatant que je suis sûrement trop vieux pour les études. Tiens, c’est pas souvent que j’entends ça. Souvent, les gens croient que je suis plus jeune que je ne le suis. Enfin, c’est un « souvent », bien sûr ! Cela dit… Je ne peux m’empêcher de sourire d’un air amusé. Je me retiens de lui faire la remarque puisqu’il ne le sait pas, mais si je ne suis pas en cours, c’est peut-être, justement, parce que j’ai perdu la mémoire. J’ai dû déserter pas mal de choses, pas juste ma famille. Je fais rapidement disparaître le voile sombre qui est passé sur mes yeux, afin de lui répondre :

« J’enchaîne les p’tits boulots, pour être honnête. Je fais ce qu’il y a, quand il y a. Mais je voudrais vivre de ma passion, je t’avoue ! Et toi ? »

Sans doute est-il encore dans ses études, mais ça peut toujours être intéressant de savoir en quoi ! Je n’irai pas jusqu’à dire que ça pourrait me faire rappeler certaines choses, mais qui sait ?