Kobe Replikaï School & Titan Quest

Cher journal,

Aujourd’hui, l’heure est grave. L’heure est grave parce que, ce matin, juste à la fin de ma routine matinale, je l’ai vue. Elle. Cette crevasse aussi profonde que la Fosse des Mariannes, qui s’étendait du milieu de mon front jusqu’au point central entre mes sourcils. Je connais son nom, je connais ses origines mais c’est mort, jamais je lui ferai l’honneur de la nommer. Non. Je refuse.

Ça commençait si bien, ce séjour en Europe avec ma mère, tout ce temps libre à flâner aux Champs Elysées, à faire des zigzags entre tous les magasins, tous les rayons, toutes les cabines d’essayage ou presque. Même la douleur des sacs aussi lourds que le plomb n’avaient pas réussi à rendre mes escapades désagréables (alors que je déteste ça, d’habitude).

Bref, aujourd’hui j’ai pas la foi. Aujourd’hui j’ai juste envie de me rouler en boule dans un coin avec un pot de glace ou deux devant des sitcoms. C’était évidemment sans compter sur Maman qui, pas du tout inquiétée, m’avait traînée à un défilé avec elle. C’était évidemment génial, hein, je ne vais pas me plaindre du tout d’ailleurs. Mais quelque chose n’allait pas, j’étais littéralement à côté de mes pompes, une douleur au creux de ma poitrine me faisait souffrir.

Alors je me suis levée à la pause, je suis sortie et j’ai erré sans réel but dans les rues de Paris. Je faisais tout pour ne pas regarder en l’air ou trop loin devant moi, je fixais mes pieds pour ne pas trébucher et tomber. Dans ma belle robe à pois et perchée sur mes talons, je risquais une chute que je pensais mortelle à chacune de mes enjambées.

Finalement, je débouche sur une placette vide. Je m’assieds sur un banc, seule, et tente de calmer mon angoisse avant qu’elle ne prenne le contrôle et m’envahisse.

Je reste assise là pendant ce qu’il me semble être une éternité. Je n’ai pas de montre et j’ai oublié mon téléphone au défilé. Franchement, je pourrais être là pendant deux minutes ou deux heures, je ne pouvais pas faire la différence : le temps me paraît juste éternellement long. Long et douloureux.

Un pincement.

Je sens que ma poitrine brûle, que quelque chose veut en sortir, est-ce que c’est mon coeur ? Est-ce qu’il va bondir de de mon sein au sens propre ? Ou bien je suis devenue totalement folle à lier, peut-être ?

Un autre pincement.

Cette fois c’est une série de tremblements qui me parcourt le corps. De cette immonde balafre sur mon joli front jusqu’à l’extrémité de ma manucure. Je serre de plus en plus mon bras sous la douleur, comme si me faire mal au bras allait calmer la chaleur dans mon thorax.

Une voix.

Je lève la tête, en sueur. Je rêve ou quelqu’un est là ? Moi qui pensais être seule dans cette place déserte, voilà qu’un homme est apparu.Je plisse les yeux pour qu’ils puissent faire le point mais c’est inutile, je commence déjà à voir flou. Allez Kaoru, c’est pas digne de toi d’être aussi faible au vu de tous, tu vaux mieux que ça.

A-Ah !? O-Oui, ça va. J’ai l’impression que je vais imploser mais ça va ahah, lui dis-je avec un rire nerveux.

Ouais, c’est bien ça ! Un peu d’humour, c’est parfait. Il ne doit pas voir que je suis en pleine panique et surtout, il ne doit pas voir la marbrure sur mon front, alors j’ajuste discrètement ma frange pour cacher l'infâme.

J-Je… Je vais y aller !

Je me lève, chancelle un peu et décide de me diriger vers la rue en face de moi, pas pour prendre la fuite hein, les dames de ma prestance ne fuient pas, elles opèrent un repli stratégique afin de se repoudrer le nez, par exemple.

Sauf que mon corps en décide autrement et après quelques pas dignes d’une équilibriste saoûle, je trébuche et entame une chute qui, elle aussi, me paraît durer une éternité.

A moitié au sol dans une position peu confortable, grâce ou à cause de l’inconnu, je divague totalement. Je suis dans une grande pièce sombre, je suis seule, l’inconnu n’existe plus, la place n’existe plus, Paris non plus. J’ignore même si j’existe encore, en réalité.

En face de moi, en un clin d'œil, apparaît une chose difforme, parsemée de cicatrices, de crevasses. la créature a vaguement forme humaine et pourtant, j’arrive à voir en elle une version de moi qui me fait peur et que j’ai déjà cru voir ce matin dans le miroir après avoir repéré la crevasse entre mes deux sourcils.

Je reviens à moi, l’homme était en train de me parler d’appeler quelqu’un ou l'hôpital. Ma première réaction ? Baragouiner quelque chose comme “Non c’est pas la peine”, mais sur l’instant je doute qu’il ait compris quoi que ce soit. J’avais sans doute l’air totalement saoule à ses yeux.

Mes yeux, eux, s’écarquillent quand je vois apparaître, de l’autre côté de la place, la création qui m’était apparue dans mon délire. A la lueur du jour, elle me paraît plus nette et plus hideuse encore. Son corps est à moitié rabougri et me fait penser à un fruit pourrissant au fur et à mesure que les secondes s’écoulent.

La création s’avance vers nous, chacun de ses pas semble désagréger le sol. Les mauvaises herbes entre les pavés jaunissent et flétrissent à vue d’oeil. Lorsqu’elle s’approche d’un poteau électrique, il est automatiquement rongé par la crasse et la rouille. Est-ce que c’est ça, la mort ? Je reste en apnée, mon regard happé par le spectacle horrible devant moi. Mon rythme cardiaque s'accélère, j’essaye de prévenir l’inconnu mais il est trop occupé à s’assurer de ma bonne santé.

A-Attention !

Je parviens à le prévenir, entre deux grandes bouffées d’air, comme si je sortais la tête de l’eau après avoir bu la tasse. Le monstre se rapproche de plus en plus de nous et le décor tombe en ruine au fur et à mesure de son avancée. Si nous ne fuyons pas, nous finirons nous aussi par dépérir.

“Si elle ne vous plait pas, faites la partir”, c’est qu’il est drôle cet inconnu ! Comme si je ne voulais pas que cette chose difforme disparaisse de ma vue ! Nan, vraiment, j’ai bien envie de prendre le thé et quelques macarons Pierre Hermé avec cette créature, tiens, je suis CERTAINE qu’on aurait beaucoup de choses à se dire, eh !

J’aurais bien ri mais je suis trop concentrée sur cette pourriture et cette noirceur envahir les yeux. Elle avait mes traits mais ils changeaient au fur et à mesure de son approche, elle semblait recouverte d’un voile couleur chair, comme une mariée fantôme, avec son teint blafard, cadavérique, elle me rappelait les sculptures de Giovanni Strazza.

J-Je ne sais pas comment la faire disparaître, aidez-moi je vous en supplie !, finis-je par lui dire, pleine de panique et les larmes aux yeux.

Comment feriez-vous si votre cauchemar personnifié s’incarnait devant vous ? Comment feriez-vous si votre plus grande peur était à quelques mètres de vous ? Si vous étiez hypocondriaque et germophobe et que Pestilence le cavalier de l’Apocalypse s’approchait de vous inexorablement ? Bah moi, je pourrais littéralement tremper mes dessous avec ces histoires. Je m’en souviendrai longtemps, de ce voyage à Paris. Pas sûre que j’y retournerai de si tôt…

L’abomination continuait d’avancer vers nous, trébuchant à moitié à chaque pas, comme un épouvantail déplumé, mangé par les corbeaux, dans un champ brûlé par le soleil. L’air était irrespirable, ou je manquais de plus en plus d’air. Encore cette impression d'apnée, pourtant je suis bonne nageuse, je sais retenir ma respiration mais quand ce n’est pas volontaire, c’est clairement pas la même affaire.

Elle tend soudain un bras à moitié courbé sur lui-même, noueux, ponctué par un doigt crochu pointé en ma direction. J’ai l’impression d’être Harry Potter lors de sa première rencontre avec un Détraqueur dans le Poudlard Express. Est-ce que son but est de se nourrir de mes souvenirs heureux et de me laisser comme une coquille vide au sol ? Et puis d’abord, pourquoi j’ai pas de prof loup-garou pour balancer un sort de lumière dans sa gueule avant qu’elle ne m’avale, au juste ?

Un flash de lumière de lumière me force à fermer les yeux, la lumière était tellement forte que le contraste avec l’atmosphère pesante m’aveuglait. Quand je les ai rouverts, le rouquin n’était plus là, remplacé par un homme des cavernes. Je ne sais pas ce qu’il y avait dans les cocktails servis au défilé mais… plus jamais je ne prendrai d’apéritif, les Français ont la main lourde.

Le nouvel inconnu m’ordonna, comme le rouquin, de faire disparaître la chose. La détruire ou tout détruire, c’était un choix pourtant simple en apparence. C’est clair que je préférais la détruire, parce que tout détruire ça veut aussi me détruire et j’en ai pas trop envie.

D’abord, le dégoût.

Alors je ferme les yeux et même quand je les ferme, c’est ce truc que je vois. Elle est à portée de main. Si je le voulais, et vous savez très bien que je veux pas, je pourrais le toucher, passer la pulpe de mes doigts sur ses cicatrices et ses vergetures.

Beurk mais quelle horreur, qui voudrait toucher ça ? Même si elle me ressemble, c’est comme si je me voyais dans le miroir en fin de vie !

Ensuite, l’épiphanie.

Attends. C’est parce que j’ai vu cette foutue fosse sur mon front que ce truc me suit ? Tout ça c’est à cause de moi ? De ma peur de perdre de l’intérêt aux yeux de tous ? Vraiment, l’Europe c’est un autre monde.

La zébrure sur mon minois s’illumine à l’unisson avec celle du monstre, qui n’est plus qu’à quelques centimètres de moi. S’il faut tenter quelque chose, c’est le moment ou jamais. Alors je prends ce qui me reste de courage à deux mains, je prends une grande inspiration et je colle nos deux balafres l’une contre l’autre.

Et enfin, la résolution.

Tout redevient noir puis couleurs. Je suis de retour dans le parc, de retour face au cromagnon. Je regarde autour de moi, agard, puis tombe dans les pommes, après avoir murmuré un remerciement inaudible. J’ignore encore si ce que j’ai vu était un cauchemar mais quand je me réveille quelques temps après, je suis de retour à l’hôtel, sereine.