Ipséité ; pv Dani

- « Bien le bonsoir messieurs dames et n’hésitez pas à revenir chez nous ! »

Les derniers clients me remercièrent en me promettant de revenir très rapidement dans notre resto, puis ils s’engouffrèrent dans leur voiture qui démarra lentement avant d’aller se perdre dans les avenues éclairées de la plus belle ville du monde. La plus belle hein… ? La bonne blague ! J’eus un rire sous cette pensée en me disant que ceux qui affirmaient cette connerie n’avaient jamais visité certaines villes asiatiques ou encore Venise. Ouais. Partons pas très loin. Venise était tout bonnement magnifique. Fallait p’être que je m’y rende pour mes prochaines vacances… Mais y aller tout seul me ferait surement déprimer à bien des égards. J’étais pas certain de pouvoir supporter la solitude là-bas, quand on savait que les rues étaient généralement blindées de couples. Quelle vie quand même… Et là encore, mes pensées volèrent pendant quelques instants vers Kaya avant que je ne fasse de l’ordre dans mon esprit. Fallait que j’tombe d’une gamine quand même ! Putain. Quelle idée aussi… Mais pour le coup, c’était tellement plus fort que moi parfois que j’pouvais pas m’empêcher de repenser non seulement à sa jolie bouille, mais aussi au joli popotin qu’elle trimballait. Ma foi, cette gamine avait tout…

C’est sur cette ultime pensée que je rentrai dans le resto. Il restait plus grand monde. La plupart des cuisiniers avaient déjà fini de se changer et certains se barraient déjà non sans m’avoir salué de façon convenable. D’autres, de corvée, s’attelaient à faire la plonge et à passer la serpillère un peu partout, histoire que le restaurant soit opérationnel et on ne peut plus présentable pour le lundi à venir, vu que nous étions un samedi. Les dimanches ? Je n’ouvrais que rarement. Seulement en période de fêtes ou de réjouissances. Histoire de pouvoir souffler et de laisser mes subordonnés profiter d’un bon jour de congés, en plus du jour du repos qui était accordé à ceux qui bossaient ici à temps plein. Là-dessus, j’me rendis rapidement en cuisine avant d’procéder à un rituel qui m’était propre, mais qui était certainement commun à beaucoup de cuistots et de serveurs dans le monde. J’empaquetai des restes que les plongeurs du jour avaient soigneusement gardé, avant de prendre tout simplement la direction de l’arrière-cour du restaurant où on parquait la plupart des poubelles et autres objets/produits qui n’étaient plus d’utilité. L’endroit était quelque peu mal éclairé mais ce n’était pas un problème puisque je distinguais déjà mes ultimes clients.

Des chats errants…

- « Allez allez, c’est l’heure de bouffer mes petits… »

Sans faire attendre plus longtemps mes invités de marques, je posai tranquillement le paquet bien ouvert sur le sol avant de reculer et ces derniers, assez nombreux et coutumiers du fait que je les nourrisse tout l’temps (enfin… Quand je faisais la fermeture) se ruèrent alors sur les restes qu’on avait apprêté pour eux. D’ailleurs, j’avais cru comprendre qu’une serveuse faisait pareil aussi quand j’étais pas là. Dani, peut-être ? Va savoir. Je m’en rappelais plus trop. Mais j’étais bien content d’avoir des subordonnés somme toute humains, même si évidemment, tout le monde avait des défauts, on s’entend. Sur cette pensée, je rentrai une nouvelle fois dans les cuisines remplir une gamelle d’eau puis je revins encore une fois vers les minous qui s’en donnaient à cœur joie. Après avoir posé ladite gamelle, je m’éloignai une fois encore pour aller m’adosser contre un mur et m’allumer une clope. J’avais recommencé à fumer récemment, après une courte période de dépression. A croire que je passai par une crise de la trentaine, quelque chose comme ça. Quelle vie quand même. Mais alors que je commençai à me perdre dans mes pensées, les yeux rivés vers le ciel étoilé, j’entendis la porte de l’arrière-cour s’ouvrir.

Quelqu’un qui venaient vider les poubelles, peut-être ?

 

- « Mais j’ai rien dit moi, Dani. Tu devrais savoir depuis l’temps que je suis pas un despote non ? C’est pas une courte pause qui me dérangerait et en plus, on a pratiquement tous fini, alors… »

J’eus un petit rire devant la jeune femme qui avait vite fait de se justifier devant moi en précisant qu’elle se posait un peu et tout. J’imaginais qu’elle l’avait fait naturellement, mais je n’avais pas pu m’empêcher de lui rappeler que je comptais absolument pas lui en vouloir pour ça et qu’elle n’avait pas à montrer patte blanche avec moi. J’avais beeau avoir fait l’armée dans un certain sens, que j’étais pas pour autant un type rigide qui faisait chier ses subordonnés ou plutôt ses collaborateurs, terme en vogue ces derniers années pour paraitre plus sympathique dans le monde du travail. Terme assez hypocrite aussi, tiens. Mais là n’était pas le plus important.

- « Enfin… Bon boulot quand même ! T’as assuré comme d’habitude ! »

Sur ces compliments, j’eus un sourire un peu plus enjoué. J’étais le genre de patron qui n’hésitait pas à féliciter et à remercier les siens pour leurs ardeurs au travail, comme c’était le cas-là. L’idée pour moi était de garder une bonne ambiance au travail avec un sentiment d’appartenance à une famille ; d’où ma flexibilité sur pas mal de choses, notamment la manière de travail et les horaires. Pratiquement tous me le rendaient bien, d’où le fait que l’affaire tournait à merveille. Tellement qu’on était parfois surmené avec l’afflux de clients de plus en plus important chaque jour. J’allais devoir embaucher plus et envisager un agrandissement des locaux.

- « C’est des Dunhill. J’ai des gouts de vioque mais j’assume. Vois si ça te plait ! »

Sur cette phrase, je sortis mon paquet de clopes et le briquet qui allait avec que je balançai direct à mon interlocutrice, non sans sourire en observant si oui ou non elle saurait les rattraper à la volée. En tant qu’ex-toubib, je me devais pourtant de donner l’exemple et de conseiller sur les dangers du tabac, mais j’étais absolument pas relou dessus. Les fumeurs, tant qu’ils étaient majeurs, étaient libres de faire ce qu’ils voulaient. C’était pas des campagnes de sensibilisations sur les dangers du tabac qui manquaient dans ce pays. Les dires d’un gars qui montrait pas l’exemple n’y changerait rien. Par contre, elle devait se demander comment j’avais deviné, hein ?

- « T’as eu un regard insistant sur ma bouche pendant de longues secondes sans t’en rendre compte et comme je t’ai déjà vu cloper… »

La conclusion était alors vite faite et qu’elle fume à mes côtés ne me dérangeait pas du tout.

- « Merci pour les minous. Y’en a peu qui le font, mais ça fait plaisir de savoir que tu t’en occupes de temps à autres. D’ailleurs, t’en as un toi ? »

Je marquai une courte pause en tirant une taffe bien méritée, puis je repris tranquillement parole :

- « Alors, pas trop dur, alterner un taf pareil et les études ? Ça va comme tu veux ? »

- « Mh… Quand j’y pense, ça fait combien de temps maintenant que tu bosses pour moi… ? »

J’levai alors les yeux vers le ciel, l’air rêveur, clope à moitié entamée toujours en main. Dani était là depuis l’début, non ? Ouais. Depuis le début quasiment, si mes souvenirs étaient bons. Après les deux cuisiniers qui avaient l’rôle de sous-chefs quand j’étais pas sur place, elle avait été quasiment la première serveuse que j’avais recruté, même si elle ne travaillait qu’à temps partiel. Il faut dire qu’elle était même très efficace dans le genre, à un tel point qu’on en venait parfois à regretter qu’elle ne soit là que peu de jours. Des gamines qui dégageaient autant d’énergie positive et d’force mentale, j’en avais peu. Les autres serveuses n’étaient p’être pas en reste, mais on était à un tout autre niveau d’engagement et de professionnalisme avec la gosse ; à un tel point que j’me demandais parfois si elle n’avait pas loupé sa vocation : à mes yeux, elle aurait dû faire de la vente ou du marketing, quelque chose comme ça. Nul doute qu’elle aurait été la meilleure dans ce domaine, tant elle savait se montrer utile, originale et presque convaincante dans un certain sens. Une analyse interne et rapide qui m’arracha un p’tit rire pour finir avant que j’ne tourne ma gueule vers elle en lui lançant spontanément :

- « Ça nous arrangerait bien que tu viennes les mercredi soir, ouais. C’est un jour de rush alors, c’est pas moi qui vais refuser, clairement. J’fais un mauvais patron en profitant d’la sorte hein ? »

Là-dessus, j’eus encore un petit rire. Oh, j’savais pertinemment que j’étais pas l’pire vu qu’il y avait quand même une bonne ambiance dans l’coin ; mais j’en manquais pas une pour la titiller un peu, voire même la décoincer quand elle était en ma présence. La brune n’était clairement pas du genre timide, mais la hiérarchie pouvait parfois freiner le naturel des collaborateurs. Mes sous-chefs aux fourneaux l’avaient finalement compris mais j’avais du fil à retordre avec certains serveurs, encore. L’idée n’était pas forcément d’être potes comme cochons (surtout que ça pouvait saper ma petite autorité) mais d’être assez proches d’eux pour qu’ils puissent se sentir à l’aise dans mon resto et travailler avec entrain et avec la paix dans l’cœur comme on dit. Jouer les despotes, c’était pas ma came, définitivement : « En parlant d’rush, faudrait p’être que j’ouvre de façon permanente les dimanches après-midi jusqu’à tard le soir. Les clients sont de plus en plus nombreux à l’demander. Qu’est-ce que t’en penses toi ? » L’idée avait poppé de nulle part, mais elle n’était pas déconnante. Bien que j’ouvrais rarement les dimanches pour laisser certains souffler, j’pouvais m’permettre d’engager un supplément d’personnes pour effectuer un roulement.

Ça pouvait profiter à Dani dans un certain sens. C’était plus de sous, heh !

- « Enfin… J’vais demander aussi l’avis des autres, histoire de tâter l’terrain et voir si c’est viable comme idée. »

Si la proposition venait à charmer un bon nombre de mes gars, c’était clair que j’allais pas hésiter à la mettre en application, mais c’était à voir avec l’inspection du travail et les différentes lois qui encadraient très sévèrement l’secteur. Sur cette pensée, j’tirai ma dernière taffe, avant de jeter le mégot par terre et de l’écraser avec ma chaussure. Puis, mon regard se dirigea vers les chats qui se gavaient complètement sous une cacophonie de miaulements qui traduisaient leur plaisir. J’aurai pu clairement faire de même avec des SDF, mais peu circulaient dans l’périmètre à cette heure d’la nuit. Vu qu’on était dans un quartier plus ou moins huppé, ils devaient avoir peur des contrôles de police qui s’effectuaient régulièrement : « Je te paye toujours au smic horaire, c’est ça ? » Une énième fois, la question était sortie de nulle part, comme par magie. Si je le lui demandais comme ça, c’était surtout parce qu’un comptable s’occupait déjà des salaires à ma place. Je n’avais d’aperçu que sur la masse salariale dans son ensemble et des autres charges. Vu que la maison faisait tout de même un bénéfice conséquent et que l’affaire tournait bien, y’avait p’être moyen d’lui filer un p’tit coup d’pouce et pas qu’à elle seule, finalement.

Une manière comme une autre de tous les remercier de leur dévouement.

- « M’dis pas que tu vérifies rien… ? »

Interdite. J’avais une gueule interdite devant sa réaction sur sa fiche de paie, à un tel point que je n’avais pas fait attention à sa dernière question. Il n’y avait qu’à voir comment mes yeux étaient écarquillés et ma bouche grande ouverte pour comprendre à quel point j’étais médusé devant sa confiance. L’idée n’était pas seulement de vérifier le taux horaire, mais aussi le nombre d’heures comptabilisées sur sa fiche au cas où. J’étais peut-être honnête, mais je devais avouer que je n’étais pas à l’abri d’une erreur, étant humain et donc perfectible comme tout le monde. De quoi donc m’étonner grandement, avant que je ne laisse un gloussement m’échapper, suivi d’un petit franc qui en disait long : la gamine finissait jamais de m’étonner, sérieusement ! Nul doute que j’aurai été sous le charme si j’avais été plus jeune. Quoique p’être pas non… On pouvait clairement dire que ça aurait pas fait long feu vu qu’on était deux crânes brulés dans un sens. Mais clairement, c’était pas la joliesse qui lui manquait. Et l’fait qu’elle soit bien foutue sans être dans l’excès. Même si elle valait pas Kaya. Et rien qu’au souvenir de ma sauveuse d’une journée, j’eus pendant quelques secondes un sourire tout à fait con. Halala… Qu’est-ce que j’donnerais pour revoir ce p’tit ange… Voire même l’embaucher carrément, non ?

- « M’enfin… Pour en revenir à ta dernière question… J’sais pas trop… On va dire que ça se fera quand j’aurai pris la température chez les autres ? Ça dépend de vous encore une fois… »

J’eus un soupir amusé en reportant ma gueule vers les chats qui avaient pratiquement finis de tout décortiquer. Vu qu’ils étaient plutôt nombreux, ça allait vite. C’était drôle d’ailleurs de constater qu’il y avait énormément d’animaux errants de la sorte dans un arrondissement aussi chic que celui dans lequel nous étions. Paris avait également ses parts d’ombres comme tout autre endroit. Les étrangers qui fantasmaient trop la ville n’en croiraient surement pas leurs yeux. « Ou alors, on gardera notre façon de faire actuelle en accroissant les ouvertures le dimanche petit à petit. Genre, deux dimanches par mois, quelque chose comme ça… » J’eus alors un air songeur. Si la possibilité de se faire plus de fric était attirante, il n’en demeurait pas moins que le repos était aussi important, et ce même avec la perspective d’un bon roulement. Il fallait que j’prenne tout ça en compte et l’idée qui y apparaissait géniale tout à l’heure, s’avérait finalement être un petit casse-tête. J’allais devoir m’poser tranquillement chez moi pour bien y réfléchir. Sur cette réflexion, je m’étirai sans trop de gêne et plutôt longuement, avant de me diriger vers les gamelles pratiquement vides des matous qui avaient fini par se barrer, non sans avoir miaulé de concert comme pour me remercier pour mon offrande. Plutôt aimable, ma foi.

- « Pour ton salaire, j’vais voir ce que j’peux faire. T’es là depuis plus d’un an, une augmentation s’impose enfin ! »

Elle n’était certainement pas la plus à plaindre vu que je payais bien mes gars, mais j’pouvais faire cet effort. Qui plus est, je garantissais un peu son entrain à venir travailler dans mon coin et sa fidélité aussi, dans un certain sens. L’agent, nerf de la guerre dans les relations humaines. Y’avait pas à dire, heh ! Une fois près des gamelles, je me penchai, les ramassai, avant d’aller vider les derniers restes dans les poubelles ; puis je repris tranquillement le chemin des cuisines, non sans avoir pris parole une nouvelle fois : « Tu veux que je te confectionne un truc avant de t’en aller ? Une pizza peut-être ? Vu l’heure qu’il fait, t’auras sans doute pas le temps de cuisiner une fois chez toi, non ? » Gentil ? Trop gentil ? Peut-être. On pouvait croire que ça cachait quelque chose et pas mal de mes subordonnés avaient été sur le qui-vive en constatant ce fait ; mais c’était juste naturel chez moi. Si j’étais un gros sanguin qui pouvait démarrer au quart-le-tour (même si je m’assagissais doucement avec l’âge), j’étais également un brave zig. Un type bien quoi. Il en aurait pas pu être autrement : avec les guerres que j’avais vécu lors de mes expériences d’ex médecin-militaire et après avoir côtoyé la mort de très près, on finissait par relativiser sur pas mal de choses. J’étais donc un vétéran. Un vétéran avant l’heure.

Une fois en cuisine, je balançai les gamelles aux côtés de ceux qui faisaient la plonge, non sans gueuler !

- « Qui veut des pizzas gratos ? Profitez ! Ça arrivera pas souvent ! »