Zhenji Long, Obtenir est facile, Garder est une autre chose [Terminé]

Ondée sous les nuages.
Le brun, contre le mur, tirait une première taffe à l'ombre d'une tôle dépassant de peu le mur sale et grisonnant d'un vieil immeuble. À sa droite, depuis l'étage du dessous, ressortait un autre hère parsemé d'une capuche. Une cave : un trou à rat, tout ce que les pékinois inventaient d'assez dégradant pour nommer les bougres de son espèce.
Avec un tel mépris pour les plus démunis, ils ne pouvaient qu'attiser le dégoût des habitants du sous-sol.

Une, deux, trois autres personnes sortaient à leur tour, l'air lourd : fatigué. Leur quotidien était éreintant. Certains dans l'usine de textile du coin, d'autres à vivre d'un maigre salaire d'employé.
Il fut une époque, peut être que Zhenji les aurait presque envié.
Peut être qu'ici et maintenant, il les enviait alors qu'il attrapait le bout de tissu sur sa tignasse afin de le tirer vers l'arrière, un mouvement dévoilant un visage lourdement amoché et ensanglanté.
Il avait sans doute été déformé par une longue suite de coups sur ses joues et son arcade. Au point où sa mâchoire l'eut empêché de mastiquer un temps. Enfin, cela paraissait bien peu comparé à la douleur sur le reste de son corps. En particulier son torse.

Écrasant le morceau de cancer à terre avec son pied, l'homme se contenta d'un bref coup d’œil vers le pigeon qui picorait les restes d'une boîte de pizza mal jetée puis se traîna à l'intérieur du bâtiment.

Cela étant, ce souvenir eut longtemps reflété une période peu glorieuse d'un asiatique. "Un chinois comme un autre" aurait pu dire notre petit Gérard habitué à la bonne vinasse de son bar.
Ou tout simplement, d'un garçon qui n'aurait pas du voir le jour.

C'était tout du moins ce que les autorités des Han avaient démontrés à cette famille sino-tibétaine de Lhassa.
Zhenji Long n'aurait pas du naître. Pour ainsi dire, il n'existait même pas. Quelque soit l'indignation de son père ou les regrets de sa mère, leur fils avait été pointé du doigt. Un hors-la-loi alors qu'il n'était encore qu'un nourrisson.
Jamais ce couple n'aurait imaginé qu'il leur coûterait si cher. Jamais ils n'auraient imaginé le montant que l'État leur demandait chaque années en compensation.
Identité, possibilité, accessibilité, etc...
À mesure que l'enfant grandissait, celui-ci pouvait observer calmement son frère aîné, Xu Qin, partir avec son sac chaque matin tandis que lui restait à la maison.
Une maison à la fois modeste et désespérément petite.

Entre les corvées habituelles avec sa mère et les absences au temple de son père, le bridé n'avait que de rares occasions de sortir.
Au final, sa vie n'était réduite qu'à celle d'un animal de compagnie. Privé des jeux avec les autres enfants, privé d'instruction, privé de découverte : privé de vivre.

Son univers ne se résumait qu'à ce que son frère voulait lui apprendre et les caprices de son paternel religieux.
Pourtant, Zhenji avait longtemps trouvé cela supportable.
Il avait brièvement côtoyé les moines du temple, tout comme il avait appris les mêmes choses que Xu Qin.
Sur cette terre, il existait certainement des enfants qui souffraient bien plus que lui : il fallait se répéter incessamment ces pensées pour rendre sa situation enviable. S'en convaincre profondément.
Ce n'était pas suffisant. Il fallait plus. La foi ne pourrait annihiler ce profond désir de s'aventurer au-delà de la maisonnée.
Là où les quartiers tibétains paraissaient... Bien triste comparé au passé.
Ce calme tout relatif n'était qu'une muselière déguisée où les forces communistes tenaient en laisse les habitants. Un calme illusoire. Un calme qu'accepta le métissé qui y avait grandi.
Pour lui, cette ambiance mêlant folklore, culture et hypocrisie était la normalité.

La véritable désillusion viendrait bien plus tard. Celle d'un enfant, devenu adolescent, qui découvrait cette bulle autour de lui. Un choc assez puissant pour ramener l'esprit à la réalité. Aussi fracassante que cruelle.
Le brun n'était rien.
Lutter seul contre le gouvernement était un combat impossible.
Lutter contre sa famille qui exigeait de lui qu'il fasse profil bas, l'était d'autant plus.
Les tensions en entraînant d'autres, Zhenji devint ce fils compliqué. Ce jeune rarement présent au sein de la maisonnée. Toujours fourré dehors.
La seule personne en mesure de le comprendre n'était bien sûr que Xu Qin qui l'accompagnait régulièrement. Leur relation, bien que très lunatique, mêlant bagarre et tendresse dissimulée, n'en était pas moins fusionnelle. Enfin, il fallait dire qu'une certaine rivalité était née entre deux frères qui pratiquaient le même art martial que leur père.
Entre jalousie et volonté de se révéler meilleur que l'autre, il n'en fallait pas plus pour attiser les esprits immature de ces jeunots.

Ça ne durerait pas bien longtemps.
Pas en sachant que sa seule attache se rallierait à la cause de ses parents quelques jours avant ses 16 ans.
Cette année-là fut particulièrement ardue pour les Long. Entre la dette qui grandissait et le départ de Xu Qin, ses parents, selon les dires de son aîné, auraient plus que jamais besoin de lui.
"Pourquoi ? Il ne peut pas travailler. Il ne pourrait tout au plus que servir de soutien émotionnel."
Il fallait surtout... que Zhenji se fasse violence. Faire confiance à sa famille qui l'avait élevé et choyé.

Xu Qin n'imaginait pas que les Long perdraient tout suite à son départ. L'argent. Encore cette chose.
Ces bouts de métal doré qui contrôlaient tout. Du sourire de joie à l'épouvante. Il n'y avait qu'un pas.
Si ses parents devaient ne pas s'en relever et continuer à sombrer, au point d'en oublier toute religion et de diriger leur amertume vers leur fils, celui-ci prit en retour la décision de disparaître de leur vie.

Pour quelle vie ? Une vie d'errance. Une vie à s'éloigner de Lhassa, l'endroit qui l'avait vu naître et à partir pour la froideur des grandes villes.
Pékin était la capitale des possibilités pour les jeunes des provinces. Sa petite réputation la précédait. Mais elle dévoilait également tous ses vices. Celle d'une ville ravagée par les inégalités. Celle d'une ville qui souhaitait faire disparaître de leur vue chaque nuance de pauvreté.
Ainsi, les démunis étaient condamnés à l'ombre et au travail incertain.

Pour notre sino-tibétain, c'était différent.
Comment espérer gagner de quoi subvenir à ses propres besoins sans le moindre papier ? Il n'avait que son savoir non reconnu et ses mains. Alors ses mains travailleraient. Certainement pas de la façon qu'il avait imaginé.

Quand on naît hors-la-loi, on ne peut que vivre hors-la-loi. Le gouvernement l'avait poussé dans cette direction et il n'avait fait que la suivre.
Et, ce fut une décision trop hâtive. Le Zhenji d'aujourd'hui savait parfaitement comment fonctionnait son pays d'origine.

Tu peux faire n'importe quoi, ne pas te faire prendre et c'est tant mieux. Mais prends garde, si tu te fais prendre, on t'encule.

Une règle vieille comme le monde qui n'a jamais eu autant de sens que chez le système judiciaire chinois le jour où un groupe se fit prendre en pleine contrebande de fausse-monnaie. Autant dire que l'on entendit plus jamais parler d'eux, et que ce cher Zhenji qui avait vécu en colocation avec l'un des coupables fit un tour en case interrogatoire musclé et tabassage en règle.
Bien sûr, notre châtain aux cheveux mi-long n'étaient pas blanc comme neige dans cette affaire. La prison lui pendait au nez. Aussi sûr que les cicatrices causés par cet évènement n'avait fait qu'attiser le feu d'une lointaine rancœur. La seule solution pour garantir ses arrières était de rejoindre un groupe d'une certaine notoriété. Une protection nécessaire pour passer entre les mailles du filet.
En partie tout du moins, car les basses besognes sont réservés aux rats. Pour les pékinois, il en avait toujours été un. Cela n'allait pas changer de sitôt.

Nous ne résumerons donc qu'un fait :
Ce jeune homme aurait pu finir le reste de son existence derrière les barreaux. Ce ne fut pas le cas.
La personne derrière tout ceci n'était pas n'importe qui. Mais à l'époque, notre cadet l'ignorait.

Il s'agissait d'un débiteur selon les dires d'un supérieur : le sino-tibétain n'avait pas les détails bien qu'à cette époque, il ne se souciait guère des petites gens qu'il devait molester.
En revanche, il s'était plus senti concerné quand il s'était retrouvé la joue contre le gravier et le bras menacé d'être cassé.
Le picotement pouvait encore être ressenti par notre asiatique qui s'était remémoré la scène où cet inconnu s'était inquiété de voir un homme si jeune s'être abaissé à de tels actes.
Jianwen, du nom qu'il avait bien voulu donner à Zhenji, s'était attendri de sa précarité et de ce désespoir qui se lisait dans le regard de cet animal agressif s'étant débattu jusqu'à ce que perte de conscience s'en suive.


Au lieu de se retrouver livré aux autorités, en ce temps-là, le brun aux yeux ambrés avait eu la surprise de se réveiller dans un cabanon très rustique. Une odeur chaleureuse de poisson et de miso flottait aux alentours des murs boisés tandis qu'un bras tendait un bol rempli d'un bouillon coloré au vaurien étourdi.

Cette période ne fut pas des plus longues seulement, notre châtain en chérit un souvenir bien vivant. Tendre la main à une vermine de son genre, le recueillir chez soi, l'aider à vider toute frustration et colère, le convaincre qu'à tout un chacun la possibilité d'exister n'est pas illusoire, lui faire regagner espoir et foi en sa religion.
Et par on ne sait quelle relation ou miracle, se voir accorder des papiers d'identité de l'état par cette même personne qui l'a prise sous son aile. Comment oublier ?


À partir de là, Zhenji vit son propre avenir prendre un tournant inattendu. Il existait.
Pour la première fois, l'on reconnaissait son existence.
Ces mots résonnaient longuement dans le néant, car malgré le prompt bonheur fourni par le rachat d'une vie honnête, toutes les horreurs qu'il avait commis par le passé restaient.
Le mieux pour lui fut de se tourner vers cette foi tibétaine qu'il avait depuis si longtemps oublié par le pèlerinage. Elle n'effaça, bien sûr, rien de tout cela. Il fallait voir ceci de façon symbolique, comme une croix marquée sur cette mémoire.

Un travail honnête pour payer ses études.
Cela sonnait comme faux aux oreilles du brun. Rien de plus étrange, rien de plus différent. Se plonger dans l'histoire de son pays et du monde l'aida d'une certaine façon à comprendre le monde qui l'entoure.
Peut être pour l'accepter. Peut être pour y trouver un sens.
Les raisons ne sont pas forcément les plus évidentes.

Son quotidien évolua rapidement et les années défilèrent jusqu'à ce qu'il finisse à son tour par présenter ces mêmes cours même si une arrière pensée subsistait.
Depuis tout ceci, l'asiatique n'était jamais retourné voir sa famille. Ni son frère, ni ses parents. Il ignorait ce qu'ils étaient devenus, tout comme ceux-là n'en savaient rien.
Ces questions restés en suspend, quelques années plus tard, un autre évènement fit tourner Zhenji vers une autre direction.

Jianwen. Il lui avait envoyé une lettre. Comment savait-il où il habitait ? Pourquoi après tout ce temps ? Il était vrai que le brun approchant la trentaine avait une confiance inébranlable et une gratitude inépuisable envers cette personne à qui il devait énormément.
Et bien que cette demande lui ferait quitter son pays pour le rejoindre en France fut mystérieuse, et les raisons nébuleuses. Ce cher professeur, n'ayant que peu d'attache directe, émigra dans le but de comprendre mais surtout, de revoir le personnage.

Paris, une ville inconnue du sino-tibétain qui ne fit qu'apporter plus de questions, d'autant plus lorsqu'il reçut ces étranges objets après avoir trouvé un travail à la capitale.
Qu'importe. S'il doit apporter son aide et devenir un gardien pour rembourser sa dette à Jianwen, les réponses viendront plus tard.