Notes de peinture | Ft. Luka Couffaine

Adossé contre l'un des piliers de la salle du Palais de Tokyo qui avait été prêtée pour l'exposition, Misha n'avait pu retenir un profond bâillement. Il était debout depuis bien trop longtemps. Contraint de se lever tôt pour cette journée qui avait été longuement attendue par la promotion d'art de la Sorbonne, il n'avait pas vraiment pu sécher. D'autant plus que l'une de ses œuvres était également exposée. Ils avaient travaillé sur ce projet pendant tout le semestre, une alliance entre musique et peinture, le rouquin n'aurait pas pu rêver mieux. Mais cela n'empêchait pas qu'il aurait bien dormi quelques heures de plus le matin. Et si tous les autres étudiants qu'il pouvait voir semblait encore être débordant d'énergie, après plusieurs heures présent, lui avait déjà hâte de rentrer.

Le projet avait été plus qu'intéressant à réaliser. Il avait taché d'imité les techniques impressionnistes pour rendre encore plus éclatante l'explosion de couleurs qu'il avait intégré dans son tableau. Une scène nocturne, le bord de la Seine, un morceau de la Tour Eiffel, monument iconique de la belle ville parisienne. Des nuances de bleus, de l'azur à l'indigo. Une silhouette sombre, de dos. Un violon dans les mains, on reconnait aisément l'instrument, presque plus détaillé que la silhouette du musicien lui-même. Et des cordes du violons, un éclatement de couleurs qui viennent se refléter dans l'eau et dans le ciel. Qui éclairent l'atmosphère. Qui la surcharge dirait certains de ses professeurs. On le lui avait fait la remarque dès le brouillon de son projet. Mais Misha n'en avait eu que faire.

Il avait écouté des morceaux de violons pendant des heures pour représenter au mieux ce qu'il voyait de ces belles ballades. Il n'en parlait pas vraiment, de cette façon particulière qu'il avait de peindre. Mise à part Vincent et quelques rares autres personnes, les autres pensaient simplement qu'il aimait travailler en musique. Non pas qu'il ne faisait que retranscrire les mélodies qu'il pouvait entendre. Et c'était le lyrisme des violons, l'instant, trop court, du morceau et l'atmosphère pleine de couleurs de ses observations qu'il avait voulu retranscrire ici. Ballade en couleurs. Voilà comment il avait intitulé son projet.

Et qu'importait les potentielles critiques qu'il avait pu recevoir sur sa toile, il n'avait pas pu laisser les autres lui dicter comme interpréter sa musique, sa peinture, ses couleurs.

Oui, le projet lui avait plus. Et l'opportunité d'exposer au sein du Palais de Tokyo ne se refusait pas vraiment non plus. Pour autant, loin de prendre exemple sur ses camarades de promo, il ne sautait pas vraiment sur tous les passants comme une puce excitée pour parler de son œuvre. Se contentant de quelques sourires, toujours aimables, lorsque des regards se croisaient ou que quelqu'un s'arrêtait quelques instants devant sa création. Il répondait aux questions s'il y en avait. Il était bien trop feignant pour lui-même alpaguer les visiteurs. Et puis, l'art se contemplait de son plein gré, pas de manière forcée.

L'art s'interprétait. On ne forçait pas non plus une explication. N'était-ce pas plaisant de commencer par sa propre impression avant de demander l'impression de l'artiste ? C'était bien ce qu'il y avait de beau avec l'art. Avec la peinture. Avec la musique. Tout cela n'était qu'une question de liberté après tout.

Son regard suivait les passants, parfois il se perdait sur les oeuvres de ses camarades, mais jamais très longtemps. Il fallait dire qu'il les avait vu plus d'une fois. Entre les photos sur le groupe textuel de la promotion ou encore les nombreuses avancées au fur et à mesure des cours. Tous s'étaient appropriés leur instrument. Quant à sa propre œuvre à lui, on lui avait fait plus d'une fois la remarques sur le fait que le violoniste n'était en réalité qu'une silhouette. Et si le violon en lui même était pile au croisement des diagonales de son tableau, il n'en restait pas moins bien plus « petit » que les représentation qu'avaient pu faire les autres étudiants. Mais encore une fois, c'était simplement que sa vision était différente. Si Misha avait peint le violoniste, il avait avant tout peint la musique. Il avait peint les notes, les croches et les tempos des morceaux qu'il avait écouté lors de la réalisation.

Au delà d'une création picturale, c'était toute une mélodie qu'il avait cherché à retranscrire. Chaque tremblement de l'archet sur les cordes de l'instrument. Chaque vibration, chaque grincement, chaque sensation. Et, instrument classique et lyrique, il avait fait exploser les couleurs. Parce que les couleurs lui parlaient presque. Ou bien était-ce la musique elle-même qui lui chuchotait aux oreilles ? Qui s'invitaient derrière ses paupières pour faire flotter les filets de couleurs ? Il n'avait jamais vraiment saisi pourquoi est-ce que lui voyais les choses différemment. Mais il n'échangerait cette particularité pour rien au monde.

Un jeune homme aux mèches bleues s'était arrêté devant sa toile. Les jeunes n'étaient pas si fréquent. En dehors des autres étudiants cela s'entend. Mais la majorité des jeunes générations n'étaient pas foncièrement intéressés par l'art, quelque ce soit le domaine. Ou bien parfois un peu dans la musique, mais le plus souvent simplement pour écouter. Il venait de prendre la parole, une remarque qui fit sourire Misha. « En effet. C'est là tout le pouvoir de la musique. J'aime à penser que la peinture peut faire ressortir tout autant de choses. J'espère avoir réussi à faire ressortir le meilleur des deux éléments. » La musique pouvait faire pleurer. Faire rire. Simplement rendre heureux ou bien encore nostalgique. La musique était certainement l'un des meilleurs messager des sentiments. Que ce soit la voix de chanteurs ou vient les chants des instruments, tout était toujours chargés de sens. Plus ou moins profond, certes, mais il y avait toujours quelque chose. Quant à la peinture. C'était une porte vers l'âme, vers ce que l'on voit, ce que l'on est, ce que l'on ne peut parfois pas dire. Oui, le rouquin avait toujours adoré voir la peinture et le dessin dans ce prisme là.

Le jeune homme avait parlé de la musique du peintre. De la façon dont elle était. Et cela l'avait surpris en quelque sorte. Mais après tout, si la musique était porteuse de sentiments et de couleurs, pourquoi l'humanité en serait-elle dénuée également ? Mais son attention fut rapidement rattrapé par le compliment du jeune homme et par sa question. « Merci beaucoup. Et pas vraiment non. J'écoute beaucoup de chose, mais je sais pas jouer. » L'apprentissage d'un instrument semblant trop... long et fastidieux. Et s'il y avait plus d'une fois pensé, il n'avait jamais eu le courage d'affronter sa feignantise pour réellement se lancer. « Vous vous y connaissez vous, par contre ? Enfin, vous avez l'air. »

Il était particulièrement plaisant de pouvoir discuter d'art. Ses parents, sans en être désintéressés, n'avaient pas la même vision que lui. S'ils avaient toujours aimé aller visiter quelques galeries de temps à autre, ils regardaient avec la simplicité d'un oeil non aguerri. Cette sculpture est belle. Ce tableau est joli. Le jeu des mouvements, des couleurs, des formes et des tensions leurs étaient inconnus. Ils trouvaient bien que leur fils se débrouillait pas trop mal dans ses croquis, ils avaient toutefois souvent du mal avec les couleurs parfois trop illisible. Ils savaient bien ce que Misha faisait avec ces dernières. Mais même en connaissant la synesthésie du jeune homme, ils avaient toujours eu du mal à tout réellement saisir. Observer des tableaux réalistes était une chose, il était aisé de reconnaître ce qui y était représenté, la vision d'un lac, d'une ville sous la lune, tout cela était compréhensible, représentable. Mais lorsqu'il était question de peindre des sensations, des perceptions, des impressions, le sens leur échappait bien souvent.

Il y avait toujours ses camarades de promotions. Mais parler d'art et de peinture avec eux revenait le plus souvent à parler de travail et de devoir. La sensation n'était pas vraiment la même non plus. S'il avait déjà eu l'occasion de partager ses points de vue sur ces deux mediums que sont l'art pictural et la musique, ce n'était pas vraiment la même chose. Discuter avec Vincent fonctionnait mieux généralement.

Mais l'occasion de parler avec le jeune homme qui l'avait abordé en ce jour était plutôt agréable également. Et il avait l'impression que ce dernier partageait son avis sur la liaison entre musique et peinture, cela changeait également un petit peu. Simplement, il semblait être de l'autre côté du prisme. Si Misha était plus spécialiste des pigments et des palettes, l'autre se positionnait entre les cordes et les partitions. Lorsque Luka se présenta, le rouquin se saisit de sa main pour se présenter à son tour. « Misha von Lysen. » Il avait hoché la tête avec un léger sourire à la suite des paroles du jeune musicien. « C'est ça, je suis étudiant dans les arts picturaux. Dessin et peinture, les deux vont ensemble dans l'histoire également haha. L'important c'est de pouvoir créer en couleurs. »

Misha avait sourit face à la demande de Luka, expliquer en détail un tableau était aussi difficile que passionnant. La peinture représentait l'âme, les sentiments et les émotions de l'artiste. « L'important avec la peinture, c'est de la laisser nous dire les choses. C'est ce que je veux faire lorsque je peins. J'écoute et je retranscris. J'aime peindre ce que je vois, ce que j'entends, ce que je ressens également. Et le thème était autour de la musique, il fallait d'autant plus s'intéresser à ce que l'art peut nous dire si on prend le temps de l'écouter et pas uniquement de l'entendre. » La musique était plus que simplement du son dans les oreilles. Elle avait une âme, l'instrument, le musicien, tout deux étaient vivants également à travers les mélodies. Et c'est cela que le jeune homme voulait retranscrire également. « Je peins toujours en musique à vrai dire. La musique résonne et amplifie les choses, elle libère les émotions, elle est inspiratrice. Mais les musiciens de mes autres peintures sont toujours hors du cadre, ici, mon violoniste a enfin le droit à sa propre scène. » Tout ce que l'on voyait de la musique dans ses autres oeuvres n'étaient que les couleurs qui semblaient toujours venir "de nulle part", ici les rôles étaient inversés. Toute l'œuvre se construisait autour de l'origine des couleurs de ses tableaux.

Peinture et musique étaient des sujets qui passionnaient Misha. A tel point qu'il pourrait se laisser embarquer jusqu'à en devenir un vrai moulin à paroles et à en devenir assommant. Mais Luka semblait être tout autant passionné que lui, ce qui alimentait d'autant plus l'envie de continuer à parler. Le jeune musicien avait embrayé sur le point de vue du côté de la musique et l'étudiant en art ne put qu'acquiescer du chef. Il était content d'avoir l'occasion de rencontrer quelqu'un qui partageait à ce point son point de vue sur la musique et les couleurs.

Et il était par ailleurs plutôt surpris de l'entendre justement faire ces associations. A l'entente du mot de « fou », Misha avait passé sa main derrière sa nuque, un peu gêné. Plus d'une fois dans ses plus jeunes années il l'avait entendu cette remarque. Lorsqu'il parlait de sa vision particulière des couleurs. Quand il essayant tant bien que mal d'expliquer qu'il voyait la musique. Lorsqu'il associait chaque lettre et caractère à des couleurs et qu'il répétait que le « A » de Misha s'écrivait en rouge. « Les gens ne sont pas toujours compréhensif, c'est certain haha. Pour les explications également ils tendent à simplement entendre et pas vraiment écouter. »

Il laisse une nouvelle fois un petit sourire naître sur le coin de ses lèvres. « L'art est une question d'émotions. Mais elles restent hors de portées pour de nombreuses personnes. Et je comprend quelque part haha. Ce n'est pas toujours facile de les exprimer, alors de les faire comprendre aux autres. » Et il s'incluait lui-même dans cette histoire, il préférait toujours blaguer et détourner les sujets dès lors qu'il était question de ses propres sentiments profonds. En réalité, ses peintures étaient probablement le seul lieu où il était pleinement honnête.

Le jeune homme face à lui s'était légèrement redressé, encourageant le rouquin à en faire de même. La discussion était particulièrement intéressante qui plus est, et son intérêt se retrouvait dans son langage corporel également. « C'est rare de rencontrer des gens qui pense comme toi, 'fin comme nous. Je suis content d'avoir réussi à te toucher alors haha. » Il jeta un petit coup d'œil à sa toile, il la connaissait bien, mais il ne pouvait s'empêcher de noter à quel point elle était plus colorée que les autres. « Les autres ont tendances à préférer les œuvres plus équilibrée. Mais j'aime la couleur. Nous avons la chance d'avoir une multitude de couleurs, pourquoi devrais-t-on se contenter de seulement quelques unes. La musique compte de nombreuses notes également, et nous avons un panel plus que complexe d'émotions. Je ne veux pas me limiter, l'art ne devrait jamais pas être limité si tu veux mon avis. » C'était bien là le pouvoir de l'art à l'origine. Il avait longtemps été contrôlé par des règles et des codes, et encore aujourd'hui les études tentaient d'inculquer aux futurs artistes en herbes de suivre certaines choses. Misha voulait simplement s'exprimer à travers un média qu'il connaissait et qu'il maîtrisait. Il ne peignait pas tant pour les autres que pour lui-même... Et peut-être au début un peu pour ses parents qui voulait qu'il fasse des études.

Peut-être que sa légère gêne n'était pas tout à fait passer inaperçu aux yeux de l'autre jeune homme. D'un autre côté, ce n'était pas vraiment pour lui qu'il avait prit ce terme de folie. Il suffisait simplement à le renvoyer à ses plus jeunes années lorsque cela faisait partie des mots qui avaient pu lui être envoyé au visage. T'es juste fou. T'es un menteur. Tu dis n'importe quoi. Les plus jeunes n'étaient jamais très sympathiques. Certains instituteurs non plus. Votre fils cherche à faire l'intéressant. Vous l'avez emmené voir un psychologue peut-être ? Ses parents avaient entendus toutes sortes de choses également.

La différence ne plaisait jamais réellement. Tout le monde semblait sans cesse être à la recherche de la normalité. Quelque part, Misha remerciait ses parents de, à défaut de pouvoir totalement comprendre, de toujours avoir accepté sa particularité. Il était comme il était, voilà tout. Il lui avait fallut plusieurs années avant de se rendre compte que sa synesthésie était anormale, que les autres ne percevaient pas le monde de la même façon que lui. La normalité ? Ca ne voulait pas dire grand chose.

Le rouquin avait hoché de la tête face à la remarque de Luka. Entendre et écouter étaient deux actions forcément liées. Mais tout comme dans un camaïeu, il y avait plus ou moins de pigments dans l'un ou dans l'autre. Un bleu foncé et un bleu clair étaient sur le même axe, pourtant ils étaient différents. Semblable, mais pas totalement. Différents mais pourtant pas réellement dissociables.

La suite l'avait un peu plus surpris. Parce que si en plus de partager son amour pour la musique, le jeune homme aux cheveux bleus avait sa propre particularité. Et si ce n'était pas la synesthésie de Misha - ou tout du moins pas le même genre de synesthésie ? - il avait son propre « truc à lui » que les autres peinaient à comprendre. « En fait, je crois que je vois un peu ce que tu veux dire. J'ai, hum.. » Il avait prit un petit temps pour trouver ses mots. « Ma "folie" à moi, c'est de voir la musique en couleur. Les mots aussi. Chaque lettre, chaque son à sa propre couleur. C'est pour ça que je les peints autant. Je représente ce que la musique me laisse voir. » Avec les années, il avait apprit que les autres personnes avaient tendance à avoir du mal à se représenter ce qu'il pouvait bien vouloir dire lorsqu'il explicitait sa spécificité. C'était une des raisons pour laquelle il en avait de moins en moins parlé avec le temps. Mais il avait l'impression que Luka pourrait comprendre. Peut-être pas à cent pour cent, mais au moins en partie. Après tout, lui aussi avait son propre lien particulier avec la musique. Un lien que Misha, sans pouvoir prétendre le saisir totalement non plus, comprenait quand même.

« Sans aucun doute. avait-il sourit, l'art passe pour futile pour beaucoup de gens, mais toutes les formes libèrent et partage quelque chose. » Certains jugeaient que c'était une perte de temps. Que visiter des galeries était facilement remplaçable par d'autres choses. Misha ne pouvait pas s'empêcher de penser que ces personnes passaient à côté de quelque chose. Il ne disait pas qu'il fallait y passer tous ses week ends, mais savoir apprécier l'art de temps à autre apportait plus que ce que l'on pourrait croire. Peinture, sculpture, musique et même danse, chaque domaine avait sa propre langue.

L'étudiant en art avait esquissé un sourire face à la remarque du jeune musicien. Des perles rares ? Cela changeait d'entendre quelqu'un parler de spécificités et de différences en bien. Quand bien même ce dernier soit lui-même dans le même cas, il n'empêchait que la majeure partie des personnes jugeaient les différences comme quelque chose de plus nuisible que rare. « Haha, je ne pourrais pas être plus d'accord. Couleur et musique sont indissociables pour moi. Je n'imagine pas un monde sans musique tout comme je n'imagine pas un monde sans couleur. » Luka avait raison, un tel monde serait plus que triste. Morne. Tout bonnement invivable.