I will find you... (Ft Mathis de Hautetour)

Ce que j’aime particulièrement avec le pouvoir, c’est que lorsque l’on en possède autant que moi, il permet des possibilités indénombrables. Je peux tout faire. J’ai de l’influence dans énormément de secteurs mais plus particulièrement dans celui du vin. Et dans ce cas-là, je n’ai aucune limite. Mon contrôle est total, que ce soit en France ou à l’étranger. Peut être que certains sont considérés comme des dieux de la mode et du stylisme, mais moi, je suis le Dieu du vin. La réincarnation parfaite de Bacchus. L’enfant des dieux qui a pour but sacrer de créer le nectar divin, seul boisson capable d’être consommé en toutes circonstances. Certes, de nos jours, il est plutôt mal vu de boire du vin à tous les repas, pour des soi-disant raison de santé. Balivernes ! Deux verres par jour, cela ne tue pas un homme et ne le rend pas alcoolique pour autant. Bien au contraire, les études prouvant les vertus des polyphénols contenus dans le vin sont de plus en plus nombreuses. Le fameux « French paradox ».

Paradoxe qui concerne majoritairement les habitants du Sud-Ouest. C’est bien normal car la gastronomie de cette région est la plus encline de se marier avec le vin, rouge de préférence. Bien sûr, lorsque je m’adresse à des clients d’autres régions, je me garde bien de faire ces remarques. Mais oui, ce bordeaux blanc ira très bien avec vos oeufs meurette. Ce rouge ? Soyez sans crainte, il sera tout à fait harmonieux avec votre poisson. Il faut bien brosser ces ignares dans le sens du poils, c’est ça le business.

En parlant de business, cela me fait repenser à une transaction que j’ai fait récemment. Ou plutôt devrais-je dire, une arnaque. Ce n’est pas rare, je dois bien le reconnaitre. Et plus on monte dans les sphères -et les volumes- et plus l’échange est intéressant. Pour celui qui réussit son coup, bien entendu. L’autre, il ne lui reste souvent plus que les yeux pour pleurer.

En plus d’être oenologue, j’ai le statut de négociant. De ce fait, je suis en capacité d’acheter du vin fini à des viticulteurs ou des caves coopératives pour le revendre. Cela me permet d’avoir une place de choix, lors des primeurs. Et c’est parce que je me suis retrouvé avec dix cuves de piquettes (pour des raisons qui m’appartient) que j’ai décidé de m’en débarrasser assez subtilement. Hors de question de jeter ça aux caniveaux, encore moins de le vendre à mes clients habituels. Il me suffisait de faire passer cela dans mes stocks de négociant et le refourguer au premier benêt qui passerait.

Ce fut un franc succès. Pour noyer le poisson, j’ai vanté un vin tout à fait acceptable, pas faramineux mais d’une souplesse et fraicheur qui en permettrait d’en faire un vin de table plus que convenable. En vérité, je lui ai fait déguster un échantillon de mes chais de Saint-Emilion, un cru d’exception. Une finesse en bouche incomparable, une diversité d’arômes à s’en pâmer. Le client a été charmé sur le champ. Comment résister au nectar des dieux ? En temps normal, ce cru n’aurait pas été dans les moyens de ce bougre que j’avais choisi comme cible.

La transaction fut signée l’heure qui suivie. Lui partait avec plus de 1500 hL de vin imbuvable, moi avec un chèque avec de nombreux zéros. Une affaire rondement menée, en somme. Je n’étais pas peu fier de moi. Et comme toujours, ce genre d’affaire n’a aucune conséquence. Merci, mon influence sans limite. Et mes avocats.

Sauf qu’aujourd’hui, cette histoire semble vouloir me retomber dessus. Il semblerait que le client lésé ait décidé de se défendre. Ce n’est pas la première fois que cela arrive et j’ai toujours réussi à m’en sortir sans encombre. Ma réputation parfaite n’est pas prête d’être entachée. Il parait qu’il a engagé une détective qui ne manque pas de zèle. Je suis prêt à la recevoir comme il se doit. Et lui faire payer le prix d’oser s’en prendre à Mathis de Hautetour.

Aujourd’hui, j’avais décidé de rester à la maison pour travailler. La partie administrative est parfois si assommante, et j’en délègue une très grosse partie à ma secrétaire. Mais, certaines affaires nécessitent mes yeux avisés et je ne laisse personnes y toucher. Les documents finissent soient dans mon coffre-fort, soient disparaissent. Je ne laisse jamais aucune trace. Cependant, ce matin, je travaille sur les stocks du château Sainte Mère, à Saint Emilion. Cela fait un moment que je ne suis pas redescendu au domaine familial et que je n’ai pas suivi les ventes. Rien n’est à laisser de côté, même si je sais que c’est du personnel de qualité qui fait tourner l’exploitation. Après tout, je l’ai choisi moi-même.

Hippolyte est venu me dire bonjour puis je n’ai plus revu. Parfait, quand je travaille, je n’aime pas être dérangé. Quand je suis dans mon bureau, il y règne une ambiance solennel. J’ai récupéré lors d’une enchère un magnifique meuble du XVIIIe siècle, un vrai bijou. La pièce est tapissée de bibliothèque montant jusqu’au plafond et dans mon dos, une grande baie vitrée avec une vue formidable sur la ville.

Néanmoins, je suis interrompu par le grésillement du téléphone. La secrétaire m’informe qu’une certaine Luna Karalis souhaite me présenter ses capacités de détective privée. Tiens donc ! La voilà qui vient pointer chez moi. Elle ne manque pas de culot. Je tapote sur le comptoir nacré du mon bureau du bout des doigts, pesant le pour et le contre. Finalement, j’indique à ma secrétaire de la faire entrer et patienter dans l’anti-chambre.

De là, je reprends mon travail, faisant délibérément patienter madame Karalis. Ici, je suis maitre. Je la laisse donc attendre pendant une trentaine de minutes, histoire de tester sa patience sans abuser de mes devoirs. Finalement, je me lève pour ouvrir moi-même la grande porte en chêne avec un sourire aimable.

« Madame Karalis, je présume ? Toutes mes excuses pour l’attente, je vous en prie, entrez donc. »

Je lui indique un des fauteuil tandis je me dirige vers le guéridon où sont posées les bouteilles d’alcool.

« Je vous sers un verre ? J’ai un whisky élevé dans des barriques de Sauternes, il est divin. »

Je sers donc deux verres, en donne un à la détective et m’installe dans mon siège.

« Je vous écoute, que puis-je faire pour vous ? »

Je te laisse croire que je ne sais rien, montre moi donc à quelle sauce tu penses pouvoir me manger.

J’agite le verre sous mon nez pour capter les arômes qui s’en dégagent. La dégustation d’un whisky n’est pas si différente de celle d’un vin ; tous les alcools cachent dans leurs structures moléculaires des combinaisons permettant le développement de senteurs exceptionnelles. Et les alcools forts ne sont pas une exception. Ce n’est néanmoins pas ma boisson préférée, loin de là. Rien n’atteint la douceur, l’onctuosité, la complexité d’un vin si finement équilibré.

Je prends une gorgée en écoutant la réponse de la détective. Bien évidemment, elle ne rentre pas dans le vif du sujet, elle tourne autour du pot. Elle fait même pire que ça, elle engage une conversation tout à fait anodine, sans lien avec le sujet qui l’a fait venir ici. Soit.

« L’ambition, voilà un sentiment qui dévore bien des hommes et des femmes. L’audace, quant à lui, a tendance à se faire plus rare. Visiblement, vous possédez ces deux atouts. »

Je prends une nouvelle gorgée sans quitter la femme des yeux avant de poser le verre sur le bureau.

« Pourquoi aurais-je besoin de vous ? Vous pensez bien que je ne vous ai pas attendu afin de m’entourer des meilleurs. »

Je suis prêt à rentrer dans ton petit jeu, impressionne moi. Et qui sait, peut être réussiras-tu à provoquer mon intérêt ? Dans ce cas, je pourrais effectivement la prendre à mon service. Un chien de plus pour garder ma maison et mes affaires.

Mais c’est justement pour se mêler de ce qui ne la regarde pas, que cette détective est chez moi. Et elle ne repartira pas sans que je sois sûr qu’elle ait compris le message : j’ai toutes les cartes en main et elle n’a absolument rien pour me faire tomber.

Mon regard perçant ne la quitte pas un instant. L’intimidation a toujours fonctionné, même lorsqu’on se croit plus malin pour résister. Surtout lorsqu’on se croit plus malin. Et afin d'enfoncer le clou, je rajoute :

« Icare possédait audace et ambition, et il s'en est brûlé les ailes. »

« Vous n’êtes pas la première à vous prétendre supérieure dans votre domaine. C’est d’ailleurs ce qu’il faut, pour tenter de se démarquer. »

Je m'enfonce dans mon fauteuil en faisant tourner le liquide dans mon verre, d’un geste ample. Les arômes de whisky remontent doucement vers mon nez ultrasensible. Moi aussi, je suis le meilleur. Ça fait des années que je le suis le leader de la filière vinicole et chaque jour, je le prouve au monde entier.

« Déclarer haut et fort qu’on surclasse les autres, c’est à la portée du premier amateur venu. Apporter les preuves de ces dires, c’est la marque d’un professionnel. »

Après avoir admiré ma boisson onduler, je relève mes yeux vers celle qui pense pouvoir m’avoir.

« Dans quel catégorie vous vous placeriez ? »

Autrement dit, qu’est-ce que tu as de plus à me présenter, au lieu de nous faire perdre notre temps à tous les deux. Tu n’auras rien de moi de cette façon, autant te rendre à l’évidence. Mais tu n’abandonneras pas si facilement, j’en suis convaincu. Alors, qu’elle est la suite de ton plan, si tu en as ?

« Pour quelqu’un qui ne manque pas de patience, vous repartez bien vite. Effectivement, vous êtes venue sans rendez-vous, mais maintenant que vous êtes là, vous n’en profitez pas ? »

Je fais la moue, visage signifiant une forme de perplexité et de déception. Un masque à peine forcé. Je réellement déçu quant à cette rencontre. A quoi s’attendait-elle ? Mes papiers en vrac sur la table qu’elle aurait pu lorgner allègrement sans que je ne m’aperçoive de rien ?

« Si vous n’avez que ça dans le ventre, remballez votre carte et disparaissez ; vos services ne m’intéressent pas. »